© Christian Lallier, 2025.
 
Pour citer cet article  :
Christian Lallier, Des espaces contigus aux transactions symboliques, in site internet http://www.c-lallier-anthropologie-filmee.com/index.html
Echanges entre des femmes d'une commune du Cercle de Yélimané, Mali, pour l'implantation de bornes-fontaines.
Par cette phénoménologie des échanges, l’observation filmée des relations sociales permet de rendre compte du pouvoir qui se joue dans une interaction. Elle donne à voir cette richesse sociale dont dispose -plus ou moins- les individus, ce « capital symbolique » comme le désigne Pierre Bourdieu dans le Sens Pratique : « Le capital symbolique vaut même sur le marché : comme on peut tirer gloire d’avoir fait un achat à un prix exorbitant, par point d’honneur, pour “montrer qu’on pouvait le faire”, on peut s’enorgueillir d’avoir réussi à conclure une affaire sans débourser un sou comptant, soit en mobilisant un certain nombre de répondants, soit, mieux encore, au nom du “crédit” et du capital de “confiance” que donne une réputation d’honneur autant que de richesse » (10). Ce capital de confiance décrit par Pierre Bourdieu traduit précisément cette économie de la transaction qui se joue, qui se travaille, dans la relation de contiguïté entre les interactants. En définitive, l’anthropologie filmée des interactions sociales revient à mettre en évidence la fonction symbolique d’un échange : autrement dit, quels sont les valeurs échangées dans l’économie de la parole mobilisée par les interactants. Par exemple,  les représentations symboliques peuvent manifestent la légitimité de tel ou tel acteur dans sa relation de face-à-face avec les autres interlocuteurs : autrement dit, en quoi l’investissement de tel individu dans une action vaut pour le bien d’autrui. La fonction symbolique désigne chaque individu dans le cadre de l’échange en tant que son identité est chargée de valeurs qui le distinguent des autres acteurs : qu’il s’agisse d’une « lutte pour la reconnaissance » (11), d’un sentiment d’appartenance, ou au contraire de la stigmatisation d’une différence, d’une forme d’exclusion. Nous retrouvons, ici, les notions d’écart et de jonction qui caractérisent si bien les espaces contigus.
 
La relation de contiguïté mobilise la réflexivité de chaque individu : processus en miroir par lequel nous construisons et préservons notre identité par notre rapport d’altérité avec l’environnement. Selon un processus en miroir, nous introjectons l’image de l’autre comme image de soi, en sorte que notre rapport au monde nous réfléchit le double de nous-mêmes. Contiguïté et réflexivité forment ainsi les deux faces d’une même situation d’échanges en tant qu’elle constitue une complexité interactionnelle. Tel est le champ de recherche de l’anthropologie filmée des relations sociales et dont l’objet de recherche se définit en ces termes : « rendre compte des espaces politiques produit par les dispositifs techniques ». Tel fut le cas de la série de documentaires que j’ai pu réaliser sur l’ambivalence des rapports Nord-Sud dans l’aide au développement en Afrique sub-saharienne : Nioro-du-Sahel, une ville sous tension ; Chambre d’hôtes dans le Sahel et L’Argent de l’eau. D’autres de mes films, comme Changement à Gare du Nord ; Nioro-du-Sahel, une ville sous tension -à nouveau- ; La ville sur des rails. L’utopie de la métropole ; La quatrième dimension de l’architecte ou L’élève de l’Opéra, traduisent cette même investigation des espaces politiques -éphémères et vulnérables- produits par des dispositifs techniques dans l’espace urbain.
 
C.L
 
Des espaces contigus aux transactions symboliques (1)
  (1) Ce texte s’appuie sur une partie de mon livre Pour une anthropologie filmée des relations sociales : cf. Chapitre 8 - L’observation filmée des
        transactions, p.189 à 205.
  (2) Cf. dans cette section : « Les films des origines »
  (3)  Notes personnelles du 27 septembre 1982.
  (4) Définition du terme de « confusion » selon le Petit Larousse.
  (5) Notes personnelles du 27 septembre 1982.
  (6) Je fais ici allusion à l’expression de Donald Winnicott, « Le lieu où nous vivons », définissant ainsi l’espace potentiel. cf. D. W. Winnicott, Jeu
        et réalité. L’espace potentiel, Chapitre VIII « Le lieu où nous vivons », Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 2000, p.144-152.
  (7) Georg SIMMEL, La tragédie de la culture, Paris, Rivages Poche, « Petite Bibliothèque », 1993, p.165.
  (8) Op. cit., p.168.
  (9) Op. cit., p.164.
(10) Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1980, p.203.
(11) Axel HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Seuil, Folio Essais, 2013, 350 p.
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Autant que je me souvienne, ma préoccupation pour l’observation des interactions sociales s’est formalisée, pour la première fois, au début des années 80 alors que je réalisais mes tous premiers films, en 16mm : A l’ombre d’un matin perdu, Chauve souris et Danse-Thérapie (2). Cet intérêt pour les circonstances d’interactions s’est manifesté à travers une notion qui me paraissait à l’époque aussi mystérieuse que stimulante : les espaces contigus. Je ne sais comment elle s’était imposée à mon esprit, mais je ne pouvais m’en débarrasser. Elle restait là, obsédante, sans qu’il me soit possible d’en établir le sens. Je parlais alors de « la contiguïté comme de l’effusion d’un monde clos » (3). Je cherchais à saisir la confusion qui émerge dans « l’état de deux choses qui se touchent » selon, la définition du dictionnaire (4).
J’écrivais, à l’époque : « c’est parce que deux espaces dégagent un caractère affectif qu’il y a contiguïté. Sinon, il n’y a que juxtaposition » (5). Je dirais aujourd’hui que la contiguïté résulte de la valeur entre deux espaces, entre deux « lieux où nous vivons » (6) : sinon, il n’y a que juxtaposition. Toujours est-il que je reconnaissais dans la contiguïté entre deux éléments distincts la production d’un troisième terme, résultant de leur interaction.
Mes anciennes notes sur les espaces contigus trouvent aujourd’hui, par des voies combien détournées, les raisons de leurs explorations : elles s’affichent comme les prémisses d’une démarche qui ne se connaissait pas encore.
 

LA ZONE INTERSTITIELLE DES ESPACES CONTIGUS
 
La notion de « contiguïté des espaces » désigne à la fois la distinction et la jonction entre deux termes, séparés et pourtant reliés l’un à l’autre. La limite de l’un ne peut exister sans la reconnaissance de celle de l’autre : tel est le principe de tout rapport de contiguïté. Il n’y a pas l’un sans l’autre. Il n’y a pas 1 sans 2. Il n’y a pas d’identité sans altérité. Pour le dire autrement : l’unité ou l’identité ne se conçoit qu’en fonction de ce qui la distingue.
Observer les espaces contigus consiste à interpréter les comportements, les objets, les espaces habités, comme la valeur d’une transaction, d’un échange social. En conséquence, filmer une situation d’échange comme une contiguïté sociale, c’est s’attacher à la production d’une interaction : comment les individus passent d’un état à un autre, négocient le passage d’un seuil. Dans Tragédie de la culture, Georg Simmel traduit précisément  cette notion d’interaction à partir de la double figure du pont et de la porte : « Alors que le pont, ligne tendue entre deux points, prescrit une sûreté, une direction absolue, la porte est ainsi faite que par elle la vie se répand hors des limites de l’être-pour-soi isolé, jusque dans l’illimité de toutes les orientations » (7). La double figure du pont et de la porte évoque ce paradoxe au principe duquel chaque chose est à la fois dépendante et séparée de son contexte.
Deux éléments peuvent être parfaitement analogues, ils seront toujours identifiés par la place spécifique qu’ils occupent, même s’ils sont l’un dans l’autre. Prenons le cas de deux oiseaux semblables, côte à côte, sur un fil électrique : il conviendra tout d’abord de les distinguer (l’un à droite, l’autre à gauche), de les percevoir distinctement, afin d’établir une correspondance qui puisse les relier. Sinon, pourquoi relier ce qui serait indistinct ? « L’homme est l’être de liaison qui doit toujours séparer, et qui ne peut relier sans avoir séparé. Il nous faut d’abord concevoir en esprit comme une séparation l’existence indifférente de deux rives, pour les relier par un pont » (8) : c’est ce double mouvement qui conduit Simmel à remarquer que « séparation et raccordement ne sont que les deux aspects du même acte » (9). Ce rapport paradoxal entre l’écart et la jonction constitue la zone interstitielle des espaces contigus : là même où s’opère l’échange, se formalise la transaction, où se manifeste la valeur des choses. C’est bien pour cette raison que bon nombre de séquences d’observation filmée s’appuient sur le dispositif du guichet : autrement dit, une installation technique qui instruit une relation de face-à-face dans un rapport de sollicitation. Le guichet de la poste, le contrôle d’identité, mais aussi l’espace de vente qui institue le rapport marchand, la table à manger distribuant la place des convives… sont autant de dispositifs qu’il convient d’observer pour l’espace politique qu’ils produisent. Par exemple, le simple fait de demander le sel, à table, fait valoir un ordre d’interaction qui mobilise des cadres de légitimité de chacun des interactants : celui qui dispose d’un important capital symbolique pourra jeter la salière à son destinataire sur le ton de l’humour. En revanche, celui qui ne jouit pas de cette réputation ne pourra agir de la sorte au risque sinon de se voir reprocher cette inconvenance. La contiguïté d’un tel échange correspond à l’espace politique produit par le dispositif qui distribue le rapport entre l’un et l’autre interactant. En d’autres termes, s’attacher aux espaces contigus revient à porter son attention à ce qui se joue entre les acteurs d’une situation : pour cela, il s’agit de décrire « l’une et l’autre » personne par le rapport de « l’une à l’autre ». Dès lors, il convient d’être attentif à ce que l’une fait à l’autre ou comment l’une renvoie à l’autre sa propre représentation. Rendre compte de la contiguïté d’une interaction entre deux personnes suppose de décrire leur rapport de face-à-face : autrement dit, de s’attacher à la valeur de l’échange interpersonnel. En effet, il s’agit de représenter l’échange comme une transaction de valeurs entre des individus, de sorte que chaque interlocuteur doit contrôler son engagement dans la relation sociale, en mobilisant par exemple des rites d’ouverture et de clôture d’interaction. Il s’agit donc d’interpréter une interaction, à la fois comme une activité en vue d’atteindre un objectif (transmettre une information), et en tant que représentation de soi (faire bonne figure) : je désigne cette double activité de l’échange interpersonnel comme le travail des relations sociales.
 

L’ACTIVITÉ SYMBOLIQUE DES ÉCHANGES
 
L’anthropologie filmée vise précisément à rendre compte d’une situation -d’une activité ou de la conduite d’un projet, par exemple- par l’observation filmée du travail des relations sociales.
Pour cela, il ne s’agit plus d’observer simplement une personne qui parle ou d’enregistrer son discours, mais de rendre compte du rapport entre ce qu’elle dit et la manière dont elle se représente à ses interlocuteurs. La maîtrise de cet écart, voire de cette tension, entre l’engagement de la parole et la représentation de soi définit précisément l’engagement d’un individu dans un échange. Cette exigence suppose de  savoir se préserver, en maintenant une distance à soi, et contrôler son attention à l’égard des autres. Cet équilibre entre engagement et distanciation fonde l’apprentissage des relations sociales.
En filmant le travail des relations sociales, l’ethno-cinéaste s’attache à mettre en évidence le jeu des rapports d’influence entre les individus, l’exercice de la critique et de l’accommodement, les liens d’appartenance et les formes identitaires, les ritualités par lesquelles se manifestent les situations d’autorité : en d’autres termes, les modes de justification qui rendent possible les accords entre les participants. La relation de contiguïté émerge précisément de cet espace potentiel entre les interactants : elle produit l’activité symbolique de l’échange. Celle-ci se manifeste par les différentes formes de représentation qui se jouent lors de l’engagement des personnes dans la situation sociale.
Christian Lallier, anthropologue